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Première industrie culturelle en France, le marché du livre n’en est pas moins fragile. De nombreuses évolutions des pratiques de lecture et d’achat de livres au cours des vingt dernières années sont venues remettre en question les équilibres délicats construits entre les acteurs de ce marché.
Les librairies et les cafés se multiplient. Bibliothèque du tramway.
La désintermédiation en marche
Ainsi, l’introduction des liseuses et des livres numériques dans les années 2000 a provoqué un important phénomène de désintermédiation. Désormais, un simple ordinateur suffit pour publier un texte et toucher des lecteurs potentiels. Les coûts de reproduction du livre numérique sont quasi nuls, ce qui génère une destruction de valeur pour de nombreux acteurs du secteur (éditeurs, imprimeurs, libraires, critiques).
L’arrivée du numérique remet en cause le rôle traditionnel des médiateurs entre auteur et lecteur et certaines des missions qui étaient auparavant l’apanage de ces médiateurs tendent à disparaître au profit d’Internet. Par exemple, de nombreux sites proposent des suggestions de lecture algorithmique. Par ailleurs, même si le phénomène reste marginal, il est possible de pirater des livres numériques et certains sites proposent des téléchargements illégaux de livres.
Le meurtre des livres de ceux qui oeuvrent pour la dématérialisation du monde, édité par Cédric Biagini (2015).
Ce phénomène de désintermédiation est également à l’œuvre avec le développement des achats en ligne, particulièrement favorisés par la pandémie de Covid-19. En effet, la librairie est loin de bénéficier de l’exclusivité des ventes de livres neufs. Une étude menée par le Syndicat national de l’édition en 2021 montre que si 77% des personnes interrogées achètent leurs livres neufs en librairie (qui restent les premiers lieux d’achat de livres), 48% achètent leurs livres papier sur Internet, un chiffre qui a fortement augmenté ces dernières années (+10 points par rapport à 2015). A noter que 29% des personnes interrogées estiment que les prix sont plus élevés en librairie qu’ailleurs, malgré la loi de 1981 sur le prix unique du livre. Ce sentiment est l’un des freins exprimés à l’achat en librairie.
Les lecteurs ont donc aujourd’hui (et probablement encore plus demain) la possibilité de se passer des intermédiaires autrefois indispensables entre eux et leurs livres. Jeff Bezos, dirigeant d’Amazon et figure détestée des libraires, déclarait déjà à ce sujet en 2011 dans Le Monde : « Les seules personnes nécessaires à l’édition désormais sont le lecteur et l’écrivain ».
La librairie face au numérique
Ce phénomène de désintermédiation peut faire craindre un avenir sombre pour la librairie telle que nous la connaissons. Pourtant, les conseils des libraires semblent aujourd’hui indispensables pour accompagner les lecteurs dans leurs choix, tant l’offre de livres est pléthorique. Le nombre de titres publiés en France augmente chaque année et même les algorithmes les plus performants ne parviennent pas à limiter le vertige des choix qui s’offrent à nous. Comment la librairie peut-elle défendre son rôle d’intermédiaire incontournable ?
Dans le cadre de ma thèse, j’ai mené une étude qualitative auprès de 35 lecteurs et lectrices, hommes et femmes, à l’aide d’entretiens complets, afin de comprendre leur rapport à l’objet livre et à sa matérialité. Ce travail de recherche a permis d’élaborer une grille de lecture dialogique des pratiques de consommation du livre, brisant l’opposition dialectique traditionnelle entre livre numérique et livre papier.
L’avenir des librairies passe par la compréhension de ces nouvelles pratiques de consommation du livre. On a longtemps pensé que le livre numérique était le frère ennemi (sinon le croque-mort) du livre papier.
Le meurtre des livres de ceux qui oeuvrent pour la dématérialisation du monde, édité par Cédric Biagini (2015).
En réalité, on observe chez les consommateurs numériques un très fort attachement au livre papier et une consommation conjointe de ces deux formats. Ainsi ils passent du papier au numérique selon leurs besoins et leurs envies et achètent même parfois un livre dans les deux formats pour favoriser cette consommation hybride. Une étude récente montre que seulement 1% des lecteurs de livres électroniques lisent uniquement en numérique. La grande majorité continue donc à consommer des livres papier après l’introduction du numérique dans leurs pratiques. On le voit, le numérique ne remplace pas le papier, pas plus que la télévision n’a remplacé le cinéma.
On a tendance à connecter, dans les représentations, les librairies et les livres papier, et les plateformes en ligne et les livres numériques. Cependant, le contraste est plus à penser entre les achats en ligne et hors ligne qu’entre le papier et le numérique. Il est ainsi possible d’acheter des livres papier sur Internet et, à l’inverse, il est possible d’acheter des livres numériques chez le libraire (tout comme aujourd’hui il est possible d’emprunter des livres numériques à la bibliothèque grâce au dispositif de prêt numérique en bibliothèque (PNB ).
Les libraires, des figures centrales
La médiation du libraire, en tant que figure centrale du conseil et de l’aide au choix au sein d’une offre pléthorique, peut garder toute sa place, même dans le cadre de la consommation numérique. Aujourd’hui, si de nombreuses librairies proposent l’achat de livres numériques via leur site internet, elles ne vont pas plus loin pour le moment.
A l’avenir, cette approche pourrait se développer avec l’achat de livres numériques dans des magasins physiques, dans une logique d’hybridation. Les consommateurs pourraient ainsi continuer à commander des livres numériques, en bénéficiant des conseils du libraire mais aussi de tout ce qu’un lieu comme une librairie peut offrir : la rencontre entre lecteurs, avec les auteurs, la convivialité du magasin de proximité, la stimulation sensorielle, etc. . La librairie doit donc devenir (ou rester) un lieu de vie bien plus qu’un lieu de vente.
Enfin, il est important d’appréhender le livre comme un objet, intégré dans un système plus global d’objets. Les pratiques de lecture s’accompagnent souvent d’une matérialité associée, qu’il s’agisse de livres papier ou numériques. Cette matérialité associée peut prendre la forme d’une tasse de thé, d’une couverture, d’une bougie, et de bien d’autres objets liés à la lecture.
Penser les pratiques de consommation du livre dans toute la complexité de leur matérialité permet de comprendre l’expérience des consommateurs et les mécanismes qui favorisent leur immersion dans la lecture. Les libraires pourraient approfondir cette notion en proposant une expérience plus globale, comme la librairie Gibert Joseph (la plus grande librairie indépendante de France) qui a récemment rénové ses locaux et dédie désormais un étage aux cours de yoga ou de poterie à travers des associations, des concerts et des conférences. Bien que les petites librairies n’aient évidemment pas les mêmes moyens, elles s’intègrent et participent à la vie de leur quartier. Cette proximité fait leur force : après avoir tenté de concurrencer les librairies traditionnelles aux États-Unis et en Grande-Bretagne, Amazon a fermé ses librairies physiques en 2022, car elles n’étaient pas assez rentables. Les bibliothèques ont des ressources qui manquent aux plateformes. Il y a fort à parier que ces actifs occuperont plus de place dans leur offre dans les années à venir. Les librairies sont des laboratoires d’idées et d’initiatives qui contribuent à inventer la librairie de demain.
Cet article s’appuie sur la thèse de Kenza Marry, « Hybridation des pratiques numériques et matérielles. Le cas de la consommation de livres », soutenue en 2021 en Sciences de Gestion à l’Université de Caen Normandie.