Téléconsultation, intelligence artificielle… le numérique accélère la privatisation du système de santé, selon les auteurs de cette tribune. Ils demandent aux Français de récupérer les traitements.
Une équipe de soignants du collectif Ecran total Occitanie, qui milite pour un usage raisonné et responsable du numérique.
Face à la pénurie de médecins généralistes (près d’un médecin sur deux ne serait pas en mesure d’accepter de nouveaux patients), les patients sont contraints de recourir à la téléconsultation. En cabines… vides, disponibles en pharmacies ou supermarchés. En effet, les centres commerciaux se préparent à proposer une assistance virtuelle. Depuis la loi HPST (Hôpital, Patients, Santé, Territoire) de 2009, la télémédecine est financée par des crédits des Autorités Régionales de Santé, qui voient dans cet instrument un investissement d’avenir rentable.
La Sécurité sociale a longtemps été réticente à financer la télémédecine, qui a fini par bénéficier en 2018 d’une partie du financement de droit commun. Surtout, le plan de financement Sécurité sociale 2023 sanctionne la facturation des dépenses numériques liées à la télémédecine à la Sécurité sociale, favorisant les entreprises cherchant à embaucher un nombre croissant de médecins pour augmenter les consultations virtuelles.
Une médecine au profit du secteur privé
Entré en vigueur fin octobre avec le 49.3, ce nouveau plan de financement consiste en une série de nouvelles mesures, dont beaucoup s’appuient sur la généralisation de la « e-santé ». Le numérique est ici une porte d’entrée généralisée vers la privatisation du secteur de la santé, là où cela n’était pas possible auparavant.
Ainsi, les nouvelles conventions public/privé déchargent la fonction publique [1] d’assurer l’accès aux soins dans les zones touchées par le manque de personnel ou l’impossibilité d’accéder à toutes les spécialités. Désormais, les délégations de service public permettent aux entreprises de facturer certaines prestations. Certaines entreprises privées de télésanté ne sont que des fournisseurs de logiciels ; d’autres produisent des logiciels proposant des « cures » remboursées par la Sécurité sociale, comme les téléconsultations. Lorsque, sur un territoire, certaines spécialités ont quasiment disparu, vous avez deux possibilités : consulter des spécialistes privés qui surfacturent souvent ou, si vous êtes démuni, consulter un service de télémédecine ou d’assistant virtuel.
Des fonds sont également prévus pour aider les ingénieurs des start-up e-santé à développer des services numériques pour les professionnels de santé – s’il en reste, bien sûr. Parce que maintenant ils désertent massivement parce qu’ils ne peuvent pas travailler dans des conditions décentes. La distribution de tablettes et quelques primes ne décourageront pas ces départs massifs, qui entraînent la fermeture de nombreux services.
Une autre partie du budget public du plan de financement est allouée à la médecine prédictive et génétique, qui consiste à analyser avec l’intelligence artificielle quelles maladies vont potentiellement nous affecter, quelles habitudes de vie renforcent ces prédispositions, etc. Pour ces laboratoires et entreprises, la collecte systématique et l’accès à toutes nos données médicales est une priorité, qui leur permettra de « promouvoir » leurs « solutions » auprès des établissements de santé, des patients ou des compagnies d’assurance. D’où la création d’espaces numériques de santé : le dossier médical partagé (DMP), récemment remplacé par Mon espace santé, qui ouvre la voie à « l’ouverture des données de santé » tant demandée par le secteur privé [2].
Une médecine déshumanisée
Lancé en 2020, le Ségur du Numérique dispose d’un budget public de 2 milliards d’euros financé principalement par des fonds européens. Ce n’est pas un objectif de soins qui anime cette numérisation des soins de santé, mais la politique à peine voilée de privatisation que soutient l’Union européenne. Comme l’indique le ministère de la Santé, l’objectif de Ségur du numérique est de passer « de 10 millions à… 250 millions de documents échangés par an via la DMP et la Messagerie Sécurisée de Santé d’ici fin 2023 ». Le site ameli.fr nous informe que tous les professionnels de santé qui s’engagent à en bénéficier bénéficient d’un nouveau prêt pouvant aller jusqu’à 2 800 euros (forfait structuré) et d’un cadeau : un logiciel certifié Ségur est offert.
Donc, plus besoin de contacts, plus besoin de temps partagé entre humains. Arrêtez de voir les gens jusqu’à ce qu’ils puissent cliquer. La plupart des patients et des professionnels de la santé contestent ces objectifs. Nos demandes sont souvent plus basiques : de l’argent, des lits, du temps, une super équipe. La simplification administrative de Mon Espace Santé et le dossier patient unique laissent espérer de meilleurs traitements, mais le constat est amer. Les pirates de données médicales se multiplient, tout comme les pannes informatiques. A l’hôpital, il est devenu monnaie courante de travailler « en dégradation », c’est-à-dire « sans ordinateur parce qu’ils sont bloqués ». Parfois le mode dégradé nous donne un sentiment de libération, car alors nous avons plus de temps pour la cure.
Le 6 octobre, les locaux de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM) d’Albi ont été envahis pendant quelques heures par une quarantaine de personnes qui s’opposaient à la mise en place de Mon Espace Santé, qui est le programme d’accompagnement de tous les amis. Le collectif Total Screen a rappelé à l’ensemble des personnes présentes que cet espace numérique n’a rien d’obligatoire et qu’au lieu d’en faire la promotion, la CPAM devrait informer les utilisateurs de leurs droits : chacun peut désactiver cet espace à tout moment, même passé le délai de six semaines indiqué dans le la communication. Suite à un entretien avec la direction, la CPAM s’est engagée à rappeler, par différents moyens de communication (affiches, répondeur et site internet), le caractère non obligatoire de l’espace Ma Santé et comment s’en débarrasser.
Reste à savoir si cet engagement sera tenu. Surtout, nous réfléchissons à comment appréhender collectivement ce rejet d’un système de santé privatisé, dégradé, déshumanisé, pathogène tant pour les soignants que pour les patients. La cure est un champ de bataille politique. Qui guérit ? Qui finance ? Qui décide ? Que déciderions-nous à l’échelle d’un quartier, d’une ville ou d’un village concernant nos besoins d’accès à la santé et pour quel idéal ? Il est indispensable de récupérer les traitements.
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