De la blogosphère féminine à l’élection du Goncourt : rencontre avec Sarah Jollien-Fardel

L’auteure de « Sa préférée », roman incandescent sélectionné pour le Prix Goncourt, nous raconte son parcours, d’ancienne blogueuse mode à nouvelle sensation littéraire.

« Dans six mois, je serai de retour dans ma cuisine avec ma merde. Elle se moque de lui, avec la lucidité de ceux qui ont longtemps attendu la lumière. Avec « Sa Préférée », premier roman crépusculaire sur la violence paternelle et la violence de classe, Sarah Jollien-Fardel vient de faire une entrée fracassante dans ce Paris littéraire qu’elle a toujours observé de loin.

Déjà couronné du prix du roman Fnac 2022, ce texte soudain et sensuel, planté dans l’âpreté du Valais, en Suisse, fait tellement parler de lui qu’il figure sur la première sélection Goncourt et vaut tous les honneurs à son auteur.

Invité partout, supplié tout le temps, des ondes françaises de l’Inter aux bonnes pages de Libé. Un scénario incroyable pour cette quinquagénaire à la voix jeune, devenue journaliste sur le tard, après avoir été aperçue sur son blog de mode. Mais comment traverse-t-on autant de galaxies à la fois ? Comment vivons-nous cette accélération des particules, cette révélation profonde et ce changement brutal de statut ? Sarah Jollien-Fardel nous raconte, de l’intérieur, cette folle rentrée littéraire.

ELLE. A quoi ressemblent vos journées en ce moment ?

SARAH JOLLIEN-FARDEL. À une série d’interviews, de tournages, de trains, de conférences et de jours de repos qui n’existent plus. Je suis généralement vissé à mon journal papier, je lâche prise. Je ne regarde que la veille mes rendez-vous du lendemain, sachant dans quelle ville je vais mais pas forcément à quelle heure je dois être à la gare. Ma maison d’édition a repris la planification et m’a prévenu, il faut de l’endurance sportive. Nicolas Mathieu avait dit avoir pris quelques kilos pendant la promo… J’essaie de faire du yoga, de marcher avec mon mari dès que possible, et quand les libraires sortent le champagne, j’y trempe les lèvres.

ELLE. Et comment sont vos nuits ?

S.J-F. J’ai failli me rendormir après des années d’insomnie. Tous les écrivains à qui j’ai parlé m’ont dit : à ce rythme, la nuit tu rentres, tu dors ! Maria Larrea, auteur de « Les habitants de Bilbao naissent où ils veulent », que j’ai beaucoup rencontrée depuis la rentrée, m’a dit : c’est un travail à plein temps qui ne dure qu’un temps. Moi dans six mois, je serai de retour dans ma cuisine, avec ma merde. Puis il y aura la pression du deuxième tome, l’envie d’écrire à nouveau, les doutes… Alors en attendant j’en profite. Tout est allé très vite avec « Ei Hoff ». Nous avons senti qu’il se passait quelque chose avant même la sortie du livre.

ELLE. Quels ont été les premiers tremblements ?

S.J-F. J’ai signé mon contrat en mars 2022 avec un manuscrit terminé. Et dès le mois d’avril, lorsque les épreuves non corrigées ont commencé à circuler, nous avons reçu des mails de libraires, une offre financière du Livre de Poche qui était ainsi déjà projetée sur 50 000 exemplaires vendus… En trente ans de carrière, mon éditrice Sabine Wespieser n’avait jamais vu ça. Mon agenda était déjà bien rempli quand je suis parti en vacances à la mi-juillet. Et ce sont bien des gens qui veulent vous voir, car les librairies qui vous invitent financent en partie votre voyage. Début août, nous savions que les exemplaires nécessaires devaient être imprimés pour le prix du roman Fnac (attention : le gagnant sera placé en haut de la télécabine dans tous les points de vente à partir du 8 septembre). Ensuite, nous avons parlé des traductions. Celui en Allemagne devrait a priori paraître au printemps et depuis quelques jours, j’ai eu un éditeur italien.

ELLE. Vous êtes également rédacteur en chef du magazine suisse « Aimer Lire », devez-vous faire une pause pour assurer une promotion aussi intense ?

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S.J-F. Non, je travaille dans le train et parfois tard le soir. Je tenais vraiment à honorer mon mandat, beaucoup de choses peuvent se faire à distance. Sans oser dire à quel point on m’appelait, j’avais prédit que tout serait le plus décousu possible. Bien aidé par mon éditrice qui présente ses auteurs dans un petit pied-à-terre à Paris où ils peuvent travailler en toute tranquillité, ce qui simplifie beaucoup les choses. J’y ai des rendez-vous fixés jusqu’en mars, ainsi que les rendez-vous pour le prix Goncourt des lycéens, auxquels participent automatiquement quinze auteurs de la première sélection Goncourt. J’attends cela avec une impatience particulière, j’aime les adolescents parce qu’ils sont téméraires, comme moi.

ELLE. Vous avez ouvert un blog en 2008, comment cet exercice a-t-il contribué à votre parcours littéraire ?

S.J-F. Écrire régulièrement est une habitude. Même si j’ai encore des tics d’écriture contre lesquels je me bats… ou pas d’ailleurs ! Mais le blog qui a lancé cette pratique, grâce à moi devenu journaliste, m’a vu comme ça. J’ai suivi une formation et cela m’a permis de réaliser ce premier rêve professionnel. Sur un blog, il y a aussi une manière d’écrire assez libre qui me semble plus proche de l’écriture d’un roman que de l’écriture journalistique.

ELLE. Sous le pseudonyme « Sarah Babille », vous avez écrit sur la mode et c’est un thème que l’on retrouve dans « Sa préférée », qui nous parle aussi du sentiment d’« en faire partie » ou non, pour la place que nous occupons.

S.J-F. Aller voir ce qui est beau sans forcément se dire que c’est pour soi. Ça m’a l’air coincé. J’ai toujours eu du recul par nature, venant de Suisse, de loin, avec mon arrogance du silence… Jeanne, l’héroïne de « Sa Préférée » a certaines de ces caractéristiques, les miennes : le côté direct, raide, colérique.

ELLE. Vous avez également brûlé la plupart de vos cahiers il y a un an, avant de signer un contrat d’édition pour « Her Hoff », pourquoi ?

S.J-F. Parmi mes obsessions, il y a la mort, ces maisons qui se vident sans délicatesse à la mort de leur propriétaire. Mes écrits, je voulais que personne ne tombe amoureux d’eux, jamais. J’avais accumulé une trentaine de cahiers, avec des poèmes, des nouvelles, des débuts de romans, des journaux… J’ai une entière confiance dans la discrétion de mon mari, mais s’il y a jamais eu quelqu’un d’autre… ? Alors quand nous avons vendu notre appartement pour construire une maison, j’ai pris ma décision. J’ai pris une photo, un moment très fort pour moi. Je n’arrête pas de me dire : « Ça craint Sarah, à quoi tu tiens, tu as 50 balais ! » J’ai tout jeté sauf deux journaux intimes et quelques journaux intimes, liés à une certaine période de ma vie, qui alimenteront mon prochain livre J’étais assez intelligent pour ça, pour avoir cet instinct, malgré la dépression assez profonde que je traversais.Et puis bien sûr, j’ai gardé le manuscrit de « Sa Préférée » parce que, pareil, il s’est levé.

ELLE. Comment vos premiers lecteurs et vos réseaux sociaux réagissent-ils à votre nouvelle vie littéraire, à ce nouveau statut ?

S.J-F. Généralement, avec enthousiasme, l’impression pour certains que ce bonheur rejaillit sur eux. Aussi mon âge, 51 ans, peut donner l’espoir que tout peut arriver, que les rêves peuvent se réaliser… Mais il y a aussi des réactions incroyables. Les personnes qui m’ont écrit en messages privés, avec qui j’avais créé des liens, se sont désabonnées. D’autres que je rencontrais régulièrement disent ne plus se souvenir de moi. Doux depuis la parution de mon livre, et de plus en plus depuis que la presse s’y est intéressée. Pourquoi? Je ne sais pas, c’est comme si je les avais trahis, je suis passé dans une autre sphère, de l’autre côté du miroir. Et chaque jour, c’est la même distribution. La grande majorité, même les étrangers autour de mes proches, les amants des amants etc., sont très heureux. Et en même temps, certains collègues ne me saluent plus. Dans certaines publications, mon nom est mentionné mais pas le titre de mon livre. L’humain, sa jalousie, son ambiguïté… Ça me dérange, me fait me sentir bizarre et puis je passe à autre chose. Cela en dit plus sur eux que sur moi.

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ELLE. Vous avez vécu, comme beaucoup d’écrivains, l’étape du manuscrit rejeté. Qu’est-ce qui t’a amené ?

S.J-F. C’était utile car cela me permettait de retravailler mon texte par moi-même, jusqu’à ce que je sois suffisamment satisfait pour le montrer à nouveau un jour. Après ce premier obstacle, je n’ai pas donné suite à l’offre d’une belle maison qui me tendait la main. Quelque chose que je ne peux pas vraiment expliquer m’a attrapé. Comme si j’étais destiné à rencontrer Sabine Wespieser plus tard, après avoir interviewé un de ses auteurs. Au final, la version qu’elle a publiée est assez proche de celle que je lui ai fait lire. Côté langue, on a travaillé sur les adjectifs, pour toujours résister à la tentation d’être « trop ​​belle », pour restituer la langue du Valais des années 1970, ces villages de montagne où on n’avait pas le Monde ni le Nouvel Obs, où’ le vocabulaire était différent. Je n’ai changé qu’une chose sur les conseils de Sabine, ce qui n’est pas vraiment intrusif mais m’a encouragé à couper quelques lignes très dures à la fin du livre, et c’est tout à fait approprié. Elle m’a également soutenu lors de la correction, lorsque j’insistais sur un verbe inapproprié, par exemple « la police bloquait le palier ».

ELLE. C’est aussi ce qui fait la force du livre, cette écriture de la chair, du geste, si immersive qu’elle vous a valu des interrogations en entretiens sur vos sources d’inspiration. On se demande comment cette vérité sur le corps peut être si bien véhiculée sans être autobiographique…

S.J-F. Il y a des choses que je dois garder secrètes, que je ne veux ni ne peux dire. En Suisse, cette terre a été cultivée plus progressivement. Concrètement, j’ai fait une émission de radio avec Monica Sabolo (ndlr : auteur de « La vie clandestine ») où nous avons été accueillis, expliqués ce qui allait se passer, rassurés. Ce qui, au lieu d’édulcorer les changements, leur a permis d’être encore plus proches. A Paris, la promotion peut être brutale, et remettre en cause une manière d’exercer le pouvoir. Au final, j’ai suivi les conseils d’un expert en formation média. Une interview de presse écrite, j’y suis habitué. La télévision est encore un exercice de plus, car votre présence physique, je parle beaucoup avec mes mains, quelque chose se passe quand même sur l’écran. Mais la radio est très directe. Et quand on veut éviter un sujet, on est sûr qu’il reviendra ! Aujourd’hui, je m’entraîne à adopter les bons réflexes, baisser les épaules, sourire, inspirer quand on vous pose une question… Et prédire quelles histoires je partagerai ou non.

ELLE. Dans « Ei Hoff », il y a l’idée centrale que la résilience ne fonctionne parfois pas. Un commentaire effrayant mais aussi apaisant.

S.J-F. Il y a des gens qui ne peuvent pas. Qui veut, mais qui ne peut pas. Je les ai autour de moi. Je suis bénévole dans une société qui vient en aide aux femmes battues. Je vois certains d’entre eux revenir pour la quatrième, cinquième fois, avant de revenir encore et encore vers celui qui les a offensés. Je connais aussi une femme maltraitée qui est financièrement indépendante, féministe et qui a un CV brillant. Alors… je ne sais pas qui a inventé cette phrase idiote « être la meilleure version de soi-même » mais je ne l’entends plus.