Le Conseil d’Etat a définitivement approuvé la vente de fleurs et de feuilles de chanvre au cannabidiol (CBD). Un soulagement pour les agriculteurs qui se sont aventurés dans cette culture étroitement surveillée.
Proche Roanne (Loire), rapport
« Plus qu’un soulagement, c’est une légitimité ! Enfin, nous ne sommes plus des marchands potentiels, mais des paysans comme les autres ! Nous pourrons travailler sans craindre d’être réveillés par la police. A 28 ans, Thomas Muzelle élève 80 Charolais et cultive 14 000 plants de chanvre CBD bio près de Roanne, dans la Loire. Il est l’un des rares cultivateurs de cannabis qui ne cache pas son activité. Sa troisième vendange, achevée le 10 décembre, a été « longue, difficile », mais le résultat a été « très beau, de grande qualité ».
En approuvant définitivement la vente de fleurs et de feuilles de chanvre au cannabidiol (CBD) le 29 décembre, le Conseil d’Etat a conclu une longue série de règlements.
La France, qui interdit l’exploitation et la vente de la fleur de cannabis sativa L. depuis 1990, a été saisie par la Cour européenne de justice d’une ordonnance en novembre 2020 au nom du principe de libre circulation des marchandises. Les agriculteurs se sont alors aventurés dans cette culture prometteuse.
Fin 2021, cependant, immédiatement après la récolte, le gouvernement a interdit la vente de fleurs et de feuilles crues, tout en confirmant l’autorisation de production et de commercialisation de CBD. Le Conseil d’Etat, saisi, a temporairement suspendu la mesure gouvernementale en janvier 2022 – jusqu’à finalement l’enterrer fin décembre.
Thomas Muzelle pourra désormais vendre ses fleurs en l’état. Jusqu’à présent, il devait les transformer pour les commercialiser sous forme d’extraits, de tisanes mélangées, d’huiles, de cosmétiques… Pourtant, les fleurs entières, cueillies une à une, représentent la plus grosse marge potentielle et le plus gros marché. .
En vente directe aux particuliers, Thomas a fixé son prix à 6 euros le gramme. L’enjeu est donc de taille, comme le souligne François-Guillaume Piotrowski, président de l’Association française des producteurs de cannabinoïdes (AFPC) : « La France est l’un des pays européens qui consomme le plus de CBD, et la demande ne fait que croître. »
Mais à ce moment-là, les distributeurs et détaillants s’étaient désintéressés des produits français, jamais à l’abri d’un bouleversement réglementaire. L’AFPC estime que plus de 85% du CBD vendu en France est importé. Un marché aujourd’hui estimé à près de « 500 millions d’euros, dont 300 millions d’euros pour les fleurs et 200 millions d’euros pour les extraits ».
2 000 magasins de CBD en France
Ce bilan a été présenté par Aurélien Delecroix, responsable du Syndicat Professionnel du Chanvre. Il est le fondateur de Green Leaf Company, qui fabrique et distribue des produits alimentaires à base de graines de chanvre (graine de chanvre, sans cannabinoïdes) ainsi que des infusions et huiles CBD dans 1 200 points de vente (dont Monoprix, Nature et Découverte, ainsi que Carrefour).
Ses infusions, minoritaires dans sa gamme, représentent encore 40% de son chiffre d’affaires. Pour son entreprise, et plus encore pour les quelque 2 000 boutiques CBD françaises, le poids économique des fleurs et feuilles à fumer ou à infuser est tel que la survie des entreprises dépendait de la décision du Conseil d’État.
Depuis fin décembre, dans sa ferme à la frontière du Beaujolais Vert, Thomas Muzelle laisse libre cours à son esprit d’entrepreneur. « Nous pourrons aller vers les banques et les assurances sans qu’ils pensent que nous sommes fous. Au printemps, il envisage d’ouvrir une « herboristerie paysanne », sorte de magasin CBD en circuit court, dans un village voisin.
Il rêve aussi de prendre en main toute la chaîne de valeur de ses installations, en créant « une salle dédiée à toutes les transformations : extraction, production cosmétique, épicerie fine, étiquetage, conditionnement… » Cela lui permettrait aussi de proposer ses services à d’autres producteurs.
Mladić reçoit des appels téléphoniques « tous les deux ou trois jours » de producteurs « qui se sont lancés, attirés par l »or vert’, et se sont retrouvés avec leur récolte sur les bras », sans prévoir les lieux de transformation et de commercialisation, encore balbutiants.
De plus, à cause du contexte, l’ambiance était à peu près « tout le monde s’est terré chez soi », déplore-t-il. Syndiqué aux Jeunes Agriculteurs, il serait prêt à initier des démarches collectives : « Je préfère me regrouper que nous manquons tous de pouvoir ! » Échange de machines, de connaissances, d’expériences, création de Cuma [Coopérative d’utilisation de matériel agricole], division du travail… »
D’autres acteurs de l’industrie et observateurs sont moins confiants. Ainsi Éric Correia (PRG), président de la communauté d’agglomération du Grand Guéret (Creuse), promoteur de la culture du chanvre en Creuse et partisan de l’usage du cannabis thérapeutique (interdit en France) : « Je reste prudent, car je ne sais pas ce que Darmanin a en tête : le chanvre est tellement diabolisé, mélangeant tout le cannabis, qu’il faut s’attendre à des freins. »
« La direction est toujours soucieuse de limiter la commercialisation »
Un sentiment partagé par Aurélien Delecroix, qui cite comme preuve la réaction de la Midelc (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les conduites addictives) à la décision du Conseil d’Etat. « Entre les lignes, nous comprenons que l’administration est toujours soucieuse de limiter la commercialisation du CBD », dit-il.
À ses yeux, cependant, le cannabis de bien-être soutient l’action des forces de l’ordre contre le trafic de drogue car il « force les utilisateurs à quitter le marché de la drogue et à se tourner vers des produits propres et légaux ». En fait, de nombreux fumeurs de cannabis se tournent vers le CBD dans l’espoir d’arrêter la drogue.
Les défenseurs de l’industrie attendent donc la confirmation que le gouvernement arrête « de travailler contre [leur] côté, pour voir le CBD comme un potentiel, pas un risque ». Ils plaident pour l’inclusion dans un dialogue « constructif et pragmatique » avec les ministères concernés (agriculture, santé, industrie, Administration générale des douanes).
Une filière pas encore mature
Les sites étant multiples, à tous les stades : les variétés de semences agréées sont sélectionnées pour un usage industriel (textile, construction, etc.) et sont peu adaptées au chanvre pour le bien-être ; le taux de THC lors de l’étape de concentration/dilution de l’extrait reste à préciser ; le contrôle des produits finis proposés aux consommateurs n’existe pas actuellement…
Environ 800 producteurs français actuels misent beaucoup sur ce dernier point pour bien faire, les pesticides, qui sont parfois revendus. Un produit transparent n’est pas la même chose qu’un produit dont nous ne savons rien, passé entre des mains différentes. »
Thomas Muzelle, qui sent ses plantes comme un œnologue, rêve d’une filière CBD calquée sur le modèle de la viticulture : excellence, terroir, sélection, nez et différents cercles commerciaux selon différentes gammes. Bref, résume-t-il, « on pourrait avoir des produits du type ‘La Villageoise’ et d’autres plutôt ‘côte-rôtie' ». De son côté, ce sera du haut de gamme.
Une culture autorisée… mais très fortement contrôlée
Il reste interdit de semer du chanvre au fond du jardin. Cette culture est réservée aux agriculteurs actifs. Ils doivent encore obtenir l’autorisation du maire de leur commune, s’inscrire à la préfecture, se présenter à la gendarmerie, acheter des semences auprès de semenciers certifiés, envoyer régulièrement des échantillons à un laboratoire agréé par les douanes pour analyse… Si le taux de THC (psychotrope molécule, classée stupéfiant) présente dans la plante dépasse 0,3%, la récolte doit être détruite. Cela rend cette culture très technique, car cette vitesse change au cours de la croissance de la plante.
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